Cyan Fell

"Il est adorable... Comment tu t'appelles ?
- Cyan, m'dame."

La sorcière en face de lui a un sourire compatissant. Il la scrute, déjà, peu content de ça. La compassion, c'est nul. Il sera jamais compatissant. Puis compatir, le mot, il est moche d'abord. A six ans, le jeune sorcier, entouré de ses parents, doit faire face aux nombreux grands-pères et gâteux qui ne sont pas foutus de savoir comment imprimer depuis chez eux. La plupart sont certains que la technologie, le non-magique, tout ça, ça ne durera pas. Donc pourquoi s'embêter à s'embarrasser d'une grosse machine dont les cartouches d'encre coûtent une blinde?  Non, décidément, il vaut mieux faire vivre le petit commerce des deux jeunots en bas de la rue. Commerce tenu par deux sang-mêlés originaires de Manchester, venus s'installer ici, dans la grande ville de ...

Cyan, lui, il pense que ses parents cachent des trucs. Des sous. Sa maman, elle brille beaucoup. Le soir, quand elle allume une cigarette avant d'aller se coucher, ses bijoux scintillent.  Et son papa a toujours des montres avec des petits cailloux. Parait que c'est cher, les cailloux.
Alors les vieux, ils n'ont pas à s'inquiéter !
Et puis les papis et mamies, ça trouve toujours le petit blond adorable, et choupichou, et tralalala.  
Et si vous saviez combien ça peut l'énerver, ça... De rage, quand les gens le regardent de l'autre bout de la boutique, il tire la langue et roule des yeux.

"Maman ?
- Oui Cyan ?
- Quand je serai grand, j'veux pas être mignon. "

~ O ~

" Fell, Cyan."
Encore une fois. Le jeune blond est entouré d'inconnus, excités. Les gens commencent à pouffer autour. Il faut dire que l'homme, en train de lire les noms, a eu la bonne idée de prononcer son prénom Kayan. Oui, hein. Faire l'appel, déjà, c'est compliqué.
"C'est Cyan, monsieur. " Fait-il d'une voix neutre alors qu'il va s'installer simplement.
Il a l'habitude maintenant. Ses yeux se posent sur sa grande soeur, à la table des Pouffsouffle, et il ne pense pas. Il va sans doute la rejoindre... Pas vrai ? Les familles, ça se sépare pas.
Sauf que les jaunes débonnaires, tout ça, il le sent pas. Il est l'expression exagérée de sa soeur : plus vif à réagir, plus engagé dès le départ. Plus prompt à s'énerver, mais plus joyeux, plus tout.
Non. Il ne le sent pas.

~ O ~

"Cyan ! Attends ! "
Bruits de course dans les couloirs.
" Oui ?
- J'voulais juste te demander, si... Toi et moi... "

La jeune fille est âgée d'un an de plus. Cyan sourit.
"Pourquoi pas ? "

~O~
"Et tu étais /où/, exactement, hein ? Je t'ai laissé des messages !
- Cassidy, steuplait ...
- Cyan."

Il est assis dans un coin. Qu'elle se taise juste. Qu'elle se taise, et qu'elle taise avec elle sa mièvrerie, ses douceurs dégoulinantes, cet amour qui n'en finit pas et veut l'étouffer sous des tonnes inutiles de surveillance.
Qu'elle se taise.

"Je pensais qu'on était un truc sérieux, nous deux !
- Mais on l'est ! Jte jure qu'on l'est ! "
Elle en a les larmes aux yeux. Il ne pleure pas.
Pas pour elle.
Qu'elle se taise, qu'elle arrête. Il voudrait la réconforter, l'aimer pour de vrai, pour qu'elle se taise juste un peu.

" Je suis désolé. "
Aimer, c'est s'attacher.
Peut-être que c'est pour ça qu'il n'y arrive pas. Aucun remords lorsqu'elle le frappe, qu'elle part et qu'elle le jette.
Aucun remords.
Aucun regret.

~ O ~

"Prénom ?
- Cyan.
- Sianne...
- Cyan. Comme la couleur. "

La question, il y a le droit dix fois par semaine. Il y a à chaque fois le sourire compatissant, les soupirs amusés. C'est pas qu'il en a marre, mais juste un peu. Avec un soupir, après l'éternelle blague sur le fait que ses parents tenaient une imprimerie indépendante, il secoue la tête.
"J'vais juste l'attendre, d'accord ? "

Il jette un regard à la secrétaire. Trop de fard à joues, les lèvres pincées, les rides étirées sur son front plus large que son bureau. Elle a les cheveux gris tirés en arrière, et porte autour de son cou un collier de perles où se sont attardées des traces de rouge à lèvres. On ne veut pas savoir. Il s'assoit sur une chaise aux coussins bleus. Dehors, le soleil brille. Il ne porte qu'une chemise, un pantalon. Des chaussures, parce qu'il faut bien, les rues sont remplies de clous. Il sort de sa poche un téléphone pour commencer à envoyer, à quelques personnes, des invitations pour se retrouver la semaine prochaine sur son canapé. La pièce est silencieuse, seul le cliquetis du clavier et le frottement des doigts sur les touches perturbent ce paisible moment de fin de congés d'été. Le téléphone sonne.
"Bureau de Magenta Fell, j'écoute ... ? "
Des fois, Cyan se dit que ses parents ont juste un humour stupide. Il observe son reflet dans la glace, alors qu'il attend sa soeur. Ses yeux brillent, et il sourit. C'est le sourire d'un homme. C'est le sourire de celui qui sait ce qu'il veut. C'est le visage satisfait, complet et simple, d'un être qui sait ce qu'il y aura demain.
C'est un visage qui se sent seul, un peu.
Mais bon.
S'attacher, c'est pour les cons.