Quand j'étais enfant, nous avions un jeu. Flora, ma sœur jumelle, et moi portions des robes identiques, nous nous cachions dans les endroits les plus sordides du village où nous vivions et nous attendions les enfants Sang-Mêlé ou traîtres à leur sang pour les terroriser. Il faut dire qu'avec notre teint pâle, nos grands yeux clairs et nos cheveux foncés, nous avions l'air de fantômes et ils avaient beau tout savoir que nous étions deux, la peur leur faisait oublier ce détail à chaque fois. Nous adorions les effrayer, un jeu qui ne nous est jamais retombé dessus car jamais nos parents n'auraient pu nous reprocher de nous attaquer à ces gens-là comme ils les appelaient. Quant aux moldus, il n'y en avait tout simplement pas dans notre village. Heureusement pour eux.
Dans le manoir familial, tout était sombre. Les tapisseries étaient d'un gris si foncé qu'elles constrataient à peine avec les boiseries noires. Les seules touches de couleurs venaient des éternels portraits de famille et des habitants du manoir eux-mêmes, plus sordides les uns que les autres. Je me souviens des journées entières passées à jouer à cache cache avec Flora. Nous étions tellement proches, l'image même des jumelles inséparables. Certes nous étions mauvaises, froides mais nous ne nous sommes jamais maltraitées bien au contraire. Dans l'ombre des couloirs de notre chez nous, nous apprenions à être plus fortes et dignes du nom de Carrow, mais jamais au détriment l'une de l'autre.
Alors nos parties de cache cache avaient peu à peu laissé place à un nouveau jeu : comment être une parfaite Carrow. Nous faisions la ronde en chantant des comptines sur les sales Sang-de-Bourbe, nous jouions à la dinette en racontant les exploits de nos cousins Mangemorts lors de la première guerre, nous inventions des mauvais tours à jouer aux traîtres à leur sang lorsque nous serions à Poudlard... Souvent nous nous endormions dans le même lit après avoir passé des heures à imaginer comment nous débarrasserions l'école des Sang-de-Bourbe. Nous étions des enfants, nous ne savions pas... Personne n'aurait réalisé à cet âge-là, pour moi ce n'était que de bons moments passés avec ma jumelle sous le regard approbateur de nos parents. Flora était là pour moi, j'étais là pour elle, et nos parents étaient fiers de nous deux.
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Le jour où nous avons reçu notre lettre pour Poudlard, nos parents nous ont fait un discours sur l'importance de représenter dignement notre famille auprès des autres sorciers de notre âge et que désormais nous étions nous aussi des ambassadrices du mode de vie Carrow. Notre entrée à l'Ecole de Sorcellerie s'est très bien passée. Bien évidemment nous avons été envoyées à Serpentard et nous avons très vite montré que nous étions les dignes représentantes de l'une des Vingt-Huit Sacrées. Assez pour faire nous faire entrer dans le groupe de l'élite, les futurs dirigeants des vert et argent, les successeurs désignés de Drago Malefoy et sa clique. Nous avions deux ans de moins qu'eux mais nous traînions souvent ensemble. Le fait que Flora et moi ayons eu un coup de cœur pour Blaise Zabini n'a pas non plus aidé à nous tenir à l'écart de leur groupe.
Nous avons pris encore plus d'importance durant notre quatrième année. Cette année-là, Lucius Malefoy est tombé en disgrâce et son fils avait beau toujours être le leader de notre maison, il n'en était pas moins devenu distant même envers les Serpentards. Cela combiné avec le fait que Slughorn, le nouveau professeur de potions, ne voulait pas entendre parler de lui avait poussé Drago à s'isoler au profit de Blaise. Quant à Flora et moi, nous avons profité de l'éternelle loyauté de Pansy envers Malefoy pour prendre sa place à elle. Blaise, Flora et moi faisions tous les trois partie du Club de Slug, ce qui acheva d'asseoir notre position au sein de notre maison. La grande différence entre nous et Malefoy était que contrairement à cet avorton de fils à papa, nous n'étions pas pour Vous-Savez-Qui. Nos cousins Alecto et Amycus étaient peut-être des Mangemorts et nous avions beau avoir été élevées en parfaites Sang-Pur, cela ne faisait pas de nous des sociopathes arrivistes obsédées par un psychopathe névrosé qui n'a même pas de nez !
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La guerre fut déclarée l'année suivante. J'ai vu Severus Rogue, l'homme que j'admirais tant pour s'être sorti des griffes d'un monstre et devenir un sorcier fort et indifférent aux autres retomber sous la coupe de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom. Les Sang-de-Bourbe – non, les Nés-Moldus – avaient été bannis du château. Pire, nos cousins Alecto et Amycus devinrent nos professeurs, profitant de leur position pour nous favoriser et torturer les autres. Je n'avais jamais autant haï qui que ce soit de toute ma vie. Pas parce qu'ils s'amusaient à blesser nos camarades de classe, mais parce que pour la première fois de toute ma vie et par leur faute, j'avais honte d'être une Carrow. Je détestais être associée à ces monstres. J'aimais peut-être Flora d'un amour infini mais elle était bien la seule qui trouvait grâce à mes yeux à cette époque-là.
Mais cela a au moins eu le mérite de créer une étrange relation, de celles que je n'aurais jamais pu imaginer. Peu de temps avant les vacances d'Halloween, j'avais surpris une Serdaigle de deuxième année pleurer dans un couloir après ce que je soupçonnais être une heure de cours en tant que cible avec mon très cher cousin Amycus. Je savais que lui et Alecto aimaient trouver leurs proies en larmes afin de pouvoir les coller davantage or je venais d'entendre leurs voix se rapprocher de là où nous étions. Lorsqu'elle me vit approcher, la deuxième année se recroquevilla sur elle-même, les joies d'être une Carrow. Mais je ne m'arrêtai pas à ce détail et attrapai la petite idiote pour la traîner jusqu'à la tour de l'aile ouest où nous savions tous que se cachait la salle commune de Serdaigle. En bas des marches, nous sommes tombées sur Luna Lovegood, l'étrange, la fantasque Luna, qui nous lança un regard curieux. Après avoir jeté la pleurnicheuse dans ses bras et lui avoir ordonné de s'occuper d'elle, j'avais fait demi-tour pour éloigner mes cousins dont nous entendions toujours les pas se rapprocher.
J'ai passé les jours suivants à essayer de me persuader que j'avais agi ainsi par esprit de rebellion contre un système qui me répugnait. Alors que Luna avait essayé de me reparler de ce fameux jour, je l'avais envoyée sur les roses, refusant toute conversation sur le sujet. Pourtant lorsque l'occasion se présenta à nouveau d'aider Luna, je le fis sans hésiter. Flora m'avait vu faire et n'avait rien dit. Comme moi, elle détestait le nouveau Poudlard, le nouveau gouvernement et tout ce qui venait avec. Seulement contrairement à moi elle n'aurait jamais agi en faveur d'un camp ou d'un autre. Elle était plus maligne, elle savait qu'en prenant parti, même à peine, j'avais une chance sur deux de me retrouver chez les gagnants alors qu'en ne faisant rien elle n'avait aucune chance de finir chez les perdants. Simple question de logique. Je respectais son choix comme elle respectait le mien.
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J'arrêtai de les aider lorsque j'appris que Luna était retenue captive. Et quand enfin elle revint à Poudlard, le pire restait encore à venir. Harry Potter et ses amis revinrent au château, déclenchant ainsi la dernière bataille. Je me souviens m'être tenue auprès des membres de ma maison lorsque le professeur McGonagall avait demandé à Rusard de nous évacuer après l'éclat de Pansy qui voulait qu'on livre Potter à Vous-Savez-Qui. Alors que nous avancions dans le dédale des couloirs du château, je m'étais détachée du groupe pour faire demi-tour. Je ne voulais plus rester en retrait et n'aider que lorsque je ne risquais rien. Je voulais choisir un camp et je voulais me battre.
Et je m'étais battue. Comme une lionne, n'en déplaise à ceux qui me traitaient de vipère. Ce n'est qu'à la fin de la bataille, une fois euphorique et ivre de victoire, que je l'ai vu. Mon corps, mon cadavre, au milieu d'une rangée de morts. Tous avaient leurs endeuillés à leur chevet sauf moi. J'étais seule, et personne ne pleurait sur ma dépouille. Je n'avais pas vu Luna s'approcher mais j'aurais reconnu ses longs cheveux blonds n'importe où lorsqu'elle m'enlaça. Je me souviens l'avoir poussée violemment avant de rebrousser chemin.
Le bruit de mes pieds martelant le sol résonnait dans les couloirs vides. Quand m'étais-je mise à trembler ? Pourquoi faisait-il froid tout à coup ? Mon cœur était-il supposé battre aussi fort ? Je me souviens m'être posé ces questions et plus encore en trébuchant sur les débris. Si je ne pleurais pas, ses paupières se remettraient à battre. Si je ne hurlais pas, elle recommencerait à respirer. Si je ne m'effondrais pas, Flora reviendrait à la vie. Quand nous étions enfants, nous avions un jeu. Elle voulait me faire peur, elle jouait les apparitions sinistres, mais bientôt elle se relèverait et nous jouerions ensemble à nouveau. Ce furent les dernières pensées qui me traversèrent l'esprit avant de perdre connaissance au milieu des décombres de la cour.
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Les mois qui suivirent restent flous encore aujourd'hui. J'ai coupé les ponts avec ma famille – ou bien était-ce ma famille qui avait coupé les ponts avec moi ? – et Luna et son père m'ont recueillie. Je n'étais à l'époque qu'une enveloppe vide de toute substance. Elle me nourissait, me lavait, me tenait au courant de ce qu'il se passait dans le monde. Elle ne le disait pas, mais j'étais mourante. Je ne méritais pas mieux, après tout j'avais tué ma sœur en la forçant à me suivre dans la bataille ce jour-là. Pourtant Luna continuait à s'occuper de moi et me forçait peu à peu à revenir dans le monde des vivants. Sans que je sache comment, elle avait même réussi à me convaincre de sortir dans le village.
J'appris à connaître des vrais moldus, sans préjugés ni fierté. Je n'étais finalement pas mieux qu'eux, bien au contraire. J'avais tué Flora, pas eux. J'avais compris qu'ils n'avaient rien de pathétique, après presque seize ans d'existence je savais enfin la vérité : les misérables étaient ceux qui croyaient justifié d'assassiner des innocents au nom des vrais monstres. Si c'était cela le monde de la magie, je ne voulais plus en faire partie. Le premier souvenir net que j'ai de cette période, c'est celui du jour où Luna et moi avons reçu notre lettre pour la rentrée suivante. Je ne l'ai même pas ouverte. J'ai rassemblé les quelques affaires qui m'appartenaient et je suis partie, ne laissant derrière moi que ma lettre et ma baguette que j'avais brisée de mes mains.
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Les premières années j'avais dû faire extrêmement attention. Une adolescente mineure qui parcourt le pays au lieu d'aller à l'école et vivre chez ses parents attirait facilement l'attention de la police moldue. Je n'ai pas toujours mangé à ma faim ni eu un toit au-dessus de ma tête pour dormir mais j'ai fini par rencontrer une vieille dame qui s'imagina que j'avais fui le foyer suite à de mauvais traitements. Je ne l'ai jamais corrigée sur ce point, pas quand cela me permettait d'avoir une personne qui souhaitait m'aider. Elle s'occupa de moi comme si j'étais sa petite-fille et ne demanda jamais pourquoi j'ignorais tellement de choses sur le monde.
Avec le temps j'avais fini par trouver du travail comme serveuse et bientôt je rencontrai celui qui deviendrait mon époux. Spencer avait pris l'habitude de venir manger une part de tarte au citron chaque Dimanche matin afin de pouvoir me parler de notre passion commune pour la-dite tarte au citron. Si au départ je l'avais trouvé agaçant au possible, j'avais fini par le voir comme un ami, même s'il m'avait fallu du temps pour le reconnaître à haute voix. Nous nous sommes mariés un jour de pluie quelques jours avant mon vingt-quatrième anniversaire. Et nous avons été heureux durant six merveilleuses années. Jusqu'à sa mort. Il avait été malade tellement longtemps que cela avait été un soulagement pour nous deux. Sa mort était triste bien sûr mais pas dévastatrice. Pas comme celle de Flora.
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C'est la disparition de mon époux qui m'a poussée à renouer avec mon ancienne vie. J'ai réalisé que je n'avais jamais réellement fait le deuil de ma sœur jumelle alors j'avais fait la première chose qui m'était venue à l'esprit : j'avais contacté Luna. Elle m'a accueillie à bras ouverts et m'a aidée à réintégrer la société sorcière. Je me suis racheté une baguette avant de m'inscrire à l'université de Lir qui proposait un cursus spécial pour ceux qui, comme moi, n'avaient pas terminé leurs études à Poudlard. J'obtins mes ASPICs haut la main, normal je restai une super sorcière. Mais le meilleur était que personne ne savait qui j'étais. J'avais gardé le nom de mon époux et pour la première fois de ma vie, on ne me regardait pas comme la dernière des vermines. Comme j'avais disparu presque quinze ans, on ne faisait pas le rapprochement entre Hessie Davis et Hestia Carrow. Ce qui m'allait parfaitement.
Cela m'aida à prendre une décision pourtant difficile : celle de revenir à Poudlard. J'avais appris que le poste de professeur d'Etude des Moldus allait se libérer l'année suivante alors j'avais écrit au professeur McGonagall dans l'espoir de l'obtenir. Je m'étais forcée à lui raconter toute mon histoire afin de lui prouver que j'étais qualifiée pour enseigner cette matière malgré le fait que je n'avais pas le moindre diplôme. J'avais après tout toujours eu d'excellentes notes, et toutes ces années passées chez les moldus en immersion totale faisaient de moi la parfaite candidate pour ce travail, mon charme naturel ferait le reste. Minerva sembla être du même avis et m'engagea. J'en suis à ma deuxième année d'enseignement et je ne suis pas ce qu'on pourrait appeler un professeur conventionnel. J'envoie paître mes élèves, je porte des t-shirts de superhéros moldus sous mes robes de sorcière et je ne me sers de mon bureau que pour faire la sieste. Malgré tout je ne m'en sors pas trop mal, alors je n'ai pas à me plaindre.
Quand j'étais enfant, nous avions un jeu. Puis je suis morte. Aujourd'hui, j'ai un nouveau jeu, un qui me plaît davantage : jouer à être une personne que j'aime. Et je ne suis pas mauvaise à cela.